Les analystes occidentaux dépeignent Moscou comme une force régionale négative, mais les États-Unis et l’UE devraient faire attention à ce qu’ils souhaitent.
Une grande partie des commentaires occidentaux se réjouissent aujourd’hui du déclin de la puissance russe dans le Caucase à la suite de la guerre en Ukraine, dénonçant la Russie comme une force totalement négative dans la région et suggérant que les États-Unis, l’OTAN ou l’Union européenne pourraient la remplacer. Cette analyse est largement erronée sur tous les plans.
L’influence russe n’a pas été aussi négative qu’elle le suggère ; et l’Occident n’est pas en mesure de la remplacer, à la fois pour des raisons géopolitiques locales et parce que ni les États-Unis, ni l’OTAN, ni l’UE n’ont la volonté d’envoyer dans la région les forces militaires qui seraient nécessaires pour assurer la stabilité.
Dans la mesure où ils encouragent l’hostilité de l’Occident à l’égard de la Russie dans la région tout en étant incapables de proposer des alternatives sérieuses à la puissance russe, ces arguments sont hautement irresponsables et risquent de contribuer à un retour des conflits ethniques dans une région qui n’en a que trop connu.
Ces erreurs d’analyse commencent par les origines des conflits dans la région. C’est devenu un trope constant de cette approche que c’est Moscou – avant et après l’effondrement de l’Union soviétique – qui a déclenché ces conflits et les a délibérément perpétués afin de maintenir son hégémonie régionale. Du point de vue des Géorgiens et des Azéris, il en va effectivement ainsi ; mais du point de vue de leurs adversaires abkhazes, ossètes et arméniens, la Russie a soutenu leur lutte pour la liberté nationale, et c’est uniquement l’aide russe qui les a empêchés d’être écrasés.
Dans le cas de la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au sujet du territoire contesté du Haut-Karabakh, les origines de cette guerre sont antérieures à l’Union soviétique. Les affrontements entre Arméniens et Azéris à l’époque moderne ont commencé lorsque la domination impériale russe a été gravement affaiblie pendant la révolution de 1905, puis après l’effondrement de l’empire lui-même en 1917 – un schéma qui s’est répété lorsque l’Union soviétique a commencé à s’effriter à la fin des années 1980.
L’alignement entre la plupart des Arméniens et l’Empire russe a été cimenté par leur hostilité mutuelle envers l’Empire ottoman. En 1915-16, lorsque le gouvernement ottoman a massacré sa minorité arménienne, seule l’avancée de l’armée impériale russe a sauvé de l’extermination un dernier reste des Arméniens de Turquie. Après la Première Guerre mondiale, alors que l’Arménie risquait à nouveau d’être écrasée entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, l’avancée de l’Armée rouge et l’incorporation du pays à l’Union soviétique ont sauvé les Arméniens de ce sort.
Quant au Haut-Karabakh, loin d’être à l’origine de ce conflit (sauf dans le sens où, dans les années 1920, le gouvernement soviétique a tenté de résoudre l’impossible quadrature du cercle ethnique et territorial en créant une région autonome au sein de l’Azerbaïdjan), ce sont les gouvernements arméniens soviétiques qui, des années 1960 aux années 1980, ont cherché à le transférer à l’Arménie – ce que Moscou a refusé par crainte de provoquer un nouveau conflit ethnique. Depuis la fin de l’Union soviétique, l’étendue de l’aide russe aux Arméniens du Haut-Karabakh a fait l’objet de nombreux désaccords.
Ce que l’on ne peut nier, cependant, c’est que c’est l’alliance militaire russe avec l’Arménie elle-même, le déploiement des forces militaires russes en Arménie et le bouclier nucléaire russe qui ont dissuadé la Turquie, membre de l’OTAN, d’attaquer l’Arménie afin d’aider le peuple turc d’Azerbaïdjan, tout comme Ankara a envahi Chypre en 1974 pour aider la communauté turque de l’île après que la junte militaire grecque eut renversé le président Makarios. Les Arméniens n’oublient pas que l’Occident n’a pas défendu Chypre à l’époque, pas plus qu’il n’a défendu l’Arménie après la Première Guerre mondiale. C’est pourquoi, malgré les inquiétudes suscitées par le déclin de la puissance russe et la colère de l’Arménie face à l’incapacité de Moscou à intervenir par la force contre l’Azerbaïdjan pour défendre le Haut-Karabakh (qui n’est pas couvert par le traité de sécurité russo-arménien), Erevan ne devrait pas quitter de sitôt l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) dirigée par Moscou.
Si la Russie n’était pas intervenue dans la deuxième guerre du Haut-Karabakh de 2020, où elle a pu instaurer un cessez-le-feu tardif qui a permis le déploiement de forces de maintien de la paix russes dans la région, les Arméniens du Haut-Karabakh – qui ont été attaqués par une armée azerbaïdjanaise fortement approvisionnée par la Turquie ainsi que par Israël – auraient, au pire, subi un nettoyage ethnique.
Si la méfiance à l’égard de Moscou n’a fait que croître parmi les citoyens de la République d’Arménie depuis que le Premier ministre Nikol Pashinyan a accédé au pouvoir grâce à la révolution de velours anticorruption et pro-démocratique de 2018, il n’en va pas de même pour les Arméniens du Haut-Karabagh où les casques bleus russes sont considérés comme leur seule sécurité.